Interview avec Albane Forestier, Directrice Académique d’IFA Paris sur ses recherches sur la « Moralité dans la Mode»
Publié le 18/11/2018
Albane Forestier, directrice académique d'IFA Paris, a présenté au printemps dernier le fruit de ses recherches lors d’un colloque à l’Université de Lyon 2 sur la thématique de « La Moralité dans la Mode. » Une contribution remarquée.
Pourriez-vous résumer en quelques mots le contenu de votre article sur « La Moralité dans la Mode » présenté à l’Université de Lyon 2 ? Quels en sont les points saillants ?
Albane Forestier : Historienne de formation et spécialiste du XVIIIe siècle, j’ai travaillé sur un phénomène de mode assez peu connu du grand public au XVIIIe siècle : les petits-maîtres. Il s’agit de jeunes aristocrates qui s’habillent de façon extravagante et ont des manières efféminées. Les moralistes de l’époque se moquent d’eux car ils mettent trop de fard au joues – même si les hommes se maquillent encore au XVIIIe siècle –, portent trop de bijoux ou se parfument de manière excessive. Mon travail visait à évaluer dans quelle mesure l’adoption de signes appartenant au vestiaire féminin et la transgression des codes de masculinité de l’époque fait de ces jeunes gens des figures de subversion. Mes recherches tendent à montrer que si leur coquetterie constitue une remise en cause des valeurs guerrières qui fondent l’aristocratie à laquelle ils appartiennent, et par extension représente une critique de l’ordre social dominant, cette remise en question de leur virilité ne compromet pas leur identité sexuelle à proprement parler. J’ai surtout été intéressée par les parallèles qui peuvent être faits entre ces groupes de jeunes gens – il y avait aussi des femmes, les petites-maîtresses – et les phénomènes plus contemporains de contre-cultures ou subcultures – les mods, les punks, les goths, les hippies… Il existe en effet des parallèles : ces groupes de jeunes développent un langage qui leur est propre, des lieux de sociabilité à part, une tenue vestimentaire identitaire, et transgressent les codes sociaux en vigueur. D’ailleurs, ce sont les héritiers de ces petits-maîtres, les Incroyables, ces dandys extravagants qui ont défrayé la chronique sous le Directoire, qui ont inspiré John Galliano pour sa collection de fin d’études de l’école Central Saint Martins en 1984.
Comment s'est effectuée cette présentation à Lyon 2 ? La publication du colloque – et par là-même de votre article – est-elle aussi programmée ?
Albane Forestier (Photo: Jase King)
Cette question de la « moralité dans la mode » vous intéresse-t-elle depuis longtemps et si oui peut-on savoir pourquoi ?
Albane Forestier : Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est la tension qui peut exister entre le fait de porter un vêtement pour soi – pour affirmer sa personnalité et son individualité – et de le porter pour les autres, car la tenue passe forcément par le regard des autres. Dans tout groupe social, le vêtement est un signe visuel pour marquer une identité. On a donc des groupes comme les petits-maîtres, ou les contre-cultures qui vont se distinguer par leur tenue et utiliser le vêtement comme marqueur d’une opposition sociale, et par extension d’une forme d’immoralité.
Peut-on dire que l’industrie de la mode pêche par son « immoralité » – souvent mise en avant quand il est question de son impact écologique –, et si oui, auriez-vous un exemple à l’appui ?
Albane Forestier : Les liens entre mode et moralité et la perception de la mode comme étant immorale, sont présents aux origines de la mode occidentale. En effet, le vêtement est utilisé par Adam et Eve pour se protéger de la nudité, et est lié au péché originel dans la tradition théologique judéo-chrétienne. Donc le vêtement doit se faire le plus discret possible pour ne pas rappeler le péché. A l’heure actuelle, ces questions sont remises au goût du jour par le courant de la mode modeste (modest fashion). La mode modeste est en général définie par des codes religieux qui opposent les notions de dévoilé-caché, nu-couvert, pudique-exhibitionniste, individualité-appartenance à une communauté, mais le succès grandissant qu’elle rencontre fait aussi référence, là encore, à une volonté de marquer son identité par le vêtement. Le vêtement peut aussi aller à l’encontre des mœurs et des usages lorsqu’il n’est pas porté en fonction d’une condition, d’un état, d’une classe. Les lois somptuaires ont pendant longtemps régi la façon dont on s’habillait, mais aujourd’hui encore le vêtement fait partie d’un système social. On continue de respecter certains codes, comme le costume cravate en entreprise ou au gouvernement. En effet, le vêtement, en modelant la silhouette et en contraignant le corps, permet de soumettre ce dernier aux exigences des normes sociales.